Les imaginaires de la culture populaire ne sont pas fiables. Ils sont prisonniers de l’esprit de leur époque, dont ils sont le miroir. Pour les tenants de cette hypothèse – aussi nombreux peut-être que ceux qui affirment le contraire, comme le romancier William Gibson, persuadé que le futur est déjà là mais « inégalement distribué » – les projections futuristes de la science-fiction ont peut-être la tête dans les étoiles, mais leurs pieds restent quant à eux bien ancrés dans le présent.
Comme le dit une autre auteure de science-fiction, Ursula Le Guin, la science-fiction, en fait, aurait moins pour sujet le futur que le présent. En témoignent les productions actuelles du genre, qui traitent d’intelligence artificielle, de crises écologiques et de hacking de données. Autant de sujets particulièrement présents dans l’actualité. La hard science fiction anglo-saxonne des années 1950 et 1960, volontairement réaliste et technologiquement plausible, parlait quant à elle de menace nucléaire et de contacts avec des intelligences extra-terrestres, en miroir avec les peurs américaines de l’époque.
Or, si le design fiction propose de se saisir des imaginaires pour construire des récits interpellants, peut-on vraiment tout faire avec ces « briques de futurs » ? Pour y répondre, il faut regarder plus précisément les liens qui existent entre les imaginaires et les valeurs d’une société, d’une époque. On constate alors que ce n’est pas tant la thématique qui est en soi liée à une époque que son traitement. Aucun sujet n’est réellement cantonné à une époque. Si les productions récentes de la SF lorgnent volontiers du côté de l’anthropocène, cette thématique traverse en réalité les différentes époques de la science-fiction, comme l’a clairement montré le chercheur Yannick Rumpala. Le matériau des imaginaires est donc tout à la fois englué dans le présent et aussi, par certains égards, une porte ouverte sur des futurs plausibles et alternatifs.
Vision nocturne, communication radio, géolocalisation des membres d’une troupe, voire exosquelettes, sont bien au menu des armées modernes.
Dans un article consacré aux soldats du futur, paru récemment sur son blog, le colonel Michel Goya donne une illustration tout à fait représentative et convaincante des limites des visions d’une époque. Il montre comment experts militaires américains et œuvres de fiction ont convergé, dans les années 1950, autour de projections à vingt ans qui ne se sont pas réalisées par la suite. Dans le roman Starship Troopers de Robert A. Heinlein, et dans le film qu’en a tiré Paul Verhoeven par la suite, les fantassins volent et affrontent sans risque des environnements contaminés par le nucléaire. Pourtant, constate Michel Goya, certaines projections de la description de ce « super fantassin » convergent bel et bien depuis la fin des années 1990 : vision nocturne, communication radio, géolocalisation des membres d’une troupe, voire exosquelettes, sont bien au menu des armées modernes.
À travers cet exemple, on voit bien se dessiner les trois contraintes qui peuvent enfermer une vision du futur. Première contrainte, les fantasmes d’une époque donnée (par exemple le nucléaire ou l’alimentation sous forme de pilules). Ensuite, les aspirations quasi mythologiques et récurrentes dans le temps (par exemple l’homme volant dans l’imaginaire occidental). Et enfin, les contraintes techniques inspirées des innovations datant de l’époque à laquelle paraît une oeuvre (par exemple le largage des fantassins du futur par une sorte d’objet volant, qui n’est pas sans rappeler les pratiques à l’œuvre lors de la seconde guerre mondiale).
Dès lors, que peut-on espérer de ce matériel fictionnel lorsque l’on souhaite penser autrement les futurs dans les premières phases de conception d’une design fiction ?
1 / Identifier les pièges à penser pour éviter les banalités
À quoi bon consacrer un atelier aux futurs de la mobilité si c’est pour décréter que l’avenir sera rempli d’objets volants autonomes ? Les drones existent et méritent d’être traités comme des objets sérieux, mais pas comme une ressource déroutante de design fiction. Nul doute qu’à l’instar du fantassin français qui, en Afghanistan, a dû improviser avec du matériel conçu pour la guerre froide en Europe, le futur des drones sera différent de celui que nous projetons aujourd’hui. Notre vision a priori établie des objets volants empêche de proposer d’autres voies, peut-être plus fécondes ou radicales. Sous cet angle, les imaginaires les plus partagés sont donc des outils de purge nécessaires. Et la concentration excessive de certains d’entre eux à une époque donnée permet de montrer comment une problématique tend à s’enfermer dans certaines formes idéalisées.
2 / Questionner nos fantasmes et nos peurs
Ancrées plus profondément encore dans la culture populaire, certains imaginaires traversent toutes les époques, témoignant de l’existence de fantasmes quasi mythologiques. Les anthropologues l’ont montré : les mythes « vivent » en groupe, se reproduisent et se transforment en répétant des motifs identiques, mais aussi en se combinant et en s’inversant. Leur acception littérale peut changer, mais pas le fonds des réseaux sémantiques fondamentaux propres à une culture qui raisonne et se nourrit d’eux.
Il est facile de faire peur avec une design fiction mettant en scène des robots qui s’opposent aux humains, ou des données utilisées pour contrôler les citoyens.
Quelles valeurs peut-on débusquer derrière ces figures récurrentes ? La ville verticale, qui traverse toute la littérature de SF, n’est-elle pas, comme le montre le chercheur Stephen Graham, le fruit de craintes liées au fait de vivre ensemble ? En tout cas, il s’agit de questionner ce fonds de peurs et de désirs qui peut aider à identifier nos craintes les plus profondes, celles qui nécessitent un soin tout particulier. D’autant que ce sont ces mêmes craintes qui peuvent rapidement enfermer le débat. En effet, il est facile de faire peur avec une design fiction mettant en scène des robots qui s’opposent aux humains, ou des données utilisées pour contrôler les citoyens. Se positionner sur ce territoire, en choisissant de montrer des futurs forcément dystopiques, c’est risquer de prendre appui sur des imaginaires très puissants, qui auront tendance à enfermer la discussion dans la peur, et non dans la controverse.
Ces tensions profondes traversent les époques et les sources. Le plus souvent, elles prennent alternativement une forme positive et négative, à l’image du robot, présenté tour à tour comme le meilleur allié de l’homme, puis comme celui qui va aliéner notre espèce.
3 / Utiliser les imaginaires d’une époque pour tester des concepts
Les imaginaires récurrents sont aussi des laboratoires d’idées que s’approprient les acteurs du monde réel, à l’instar des planificateurs urbains. Dans leur livre Lost in Space: Geographies of Science Fiction (Bloomsbury Academic, 2002), les géographes Rob Kitchin & James Kneale ont identifié au sein des cyberfictions deux stratégies de production de la ville du futur, entre centralisation et décentralisation de l’espace de vie. Ce qui est réellement riche, dans ce cas, c’est de voir quelles articulations ces enjeux d’espace ont avec d’autres problématiques, concrètes et techniques, comme le contrôle de l’information dont traitent ces fictions. Aussi, les imaginaires d’une époque peuvent servir de supports pour tester les implications de certains concepts, à l’instar des écoles d’urbanisme californiennes, qui ont pris l’habitude de jouer avec les fictions cyberpunk pour tester leurs hypothèses.
4/ Dépasser les plafonds de verre habituels
Enfin, il faut aussi prendre en compte tout ce que les imaginaires ne proposent pas : qu’est ce que les robots ne font pas ? À quoi ne servent pas leurs armures, par exemple ? La culture populaire semble s’imposer certains plafonds de verre. Et en s’attachant à étudier de près ses réccurences, on peut justement découvrir ce qui reste encore en grande partie impensé.
L’augmentation de la capacité de toucher n’est quasiment jamais proposée comme un support narratif. A contrario, la vision et l’écoute sont fréquemment « augmentés ».
Ainsi, si on observe la façon dont sont conçues les armures dans un répertoire de 300 fictions, on constate que l’augmentation de la capacité de toucher n’est quasiment jamais proposée comme un support narratif. A contrario, la vision et l’écoute sont fréquemment « augmentés ». Une fois cette absence mise en avant, elle devient un objet d’intérêt très suggestif pour conduire une réflexion créative sur les futurs de ces systèmes, invitant à travailler sur ces absences pour imaginer des alternatives peut-être plus radicales, et ouvertes, que celles reposant sur les peurs profondes des usagers.
Identifier les récurrences des imaginaires apparaît donc comme un bon moyen de clarifier les aspirations au démarrage d’un travail de création de design fiction. Un travail qui nécessite toutefois de distinguer différents types d’imaginaires pour en opérer un traitement spécifique.
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